par Vincent Price
Le Devoir, 2 mars, 1968
Nous n’avons jamais très bien accepté l’expression de tiers groupe ou de troisième puissance qu’on applìque depuis quelque temps à l’ensemble des minorités ethniques canadiennes qui ne sont ni d’origine britannique ni d’origine française. La raison en est tout simplement qu’il n’y a, entre ces éléments, aucune homogénéité quelconque, le plus nombreux (les Allemands) ne formant que 5.8% de la population total du pays, tandis que la proportion des autres, fragmentés presque à l’infini, va de 2.6% à moins d’un vingtième de un pour cent. Le moins qu’on puisse dire c’est qu’il s’agit là d’un “bloc” fort artificiel.
Ceci dit, il n’en reste pas moins que ces minorités ont grandement contribué à l’enrichissement de la vie canadienne et que certaines d’entre elles, en particulier, ont fait montre d’un désir non équivoque de préserver leur identité et leur héritage culturel. La plus dynamique et la plus remarquable, à cet égard, est sûrement la minorité ukrainienne qui, après trois quarts de siècle en ce pays, possède certaines institutions rayonnantes, voire agressives, et maintient, chez une forte proportion de ses membres, la langue de son pays d’origine. Elle mérite sûrement d’être mieux connue.
Le sénateur Paul Yuzyk, l’un de ses porte-paroles les plus autorisés, heureusement, a eu la bonne idée, ces mois derniers, de publier, tant en anglais qu’en français, une histoire abrégée de son établisseinent et de son rayonnement en terre canadienne (1). Ce bouquin de 99 pages nous fait communier aux joies, aux tribulations et aux espoirs de ces compatriotes qui, tout en continuant de pleurer sur le destin tragique de leur pays d’origine, ne s’en sont pas moins intégrés à tous les secteurs de la vie canadienne.
C’est au début de septembre 1891 que les deux premiers colons ukrainiens, Ivan Pylypiw et Wasyl Eleniak, arrivèrent à Winnipeg. Ils furent vite suivis de milliers d’autres de ce même coin d’Europe qui, à leur exemple, vinrent s’installer sur les riches terres de l’ouest. Environ 60 pour cent des 500,000 Ukrainiens du Canada vivent encore aujourd’hui dans les provinces des Prairies, même si on les retrouve plus nombreux maintenant dans les centres urbains qu’en milieu rural. L’Ontario en compte plus de cent mille et la Colombie britannique quelque 35,000. lls ne sont, toutefois, qu’une poignée aux Maritimes, et le Québec n’en abrite que seize à dix-sept mille, à peu près tous concentrés à Montréal.
Pionniers de l’ouest
Les Ukrainiens, il faut le reconnaître, ont été parmi les grands pionniers de l’ouest canadien. Ils y ont particulièrement fait leur marque comme producteurs de blé. Mais, petit à petit, modestement d’abord puis avec plus de succès par la suite, on les a vus faire leur entrée dans le monde du commerce, de l’industrie et des professions. Ils se sont toujours íntéressés également à la politique à tous ses niveaux et à la vie publique en géneral. Ils ont fourni jusqu’ici des centaines de maires et d’échevins (dont l’actuel maire de Winnipeg, .M. Stephen Juba), soixante-trois députés ou ministres provinciaux, treize députcs fédéraux, dont l’ancien ministre Michael Starr, et trois sénateurs.
Sur le plan religieux, ils onl également affirmé leur personnalité propre. Les deux principales Êglises auxquelles ils ad-hèrent, soit l’Eglise catholique (50%) et l’Eglise orthodoxe grecque (27%), comptent chacune quatre diocèses dirigés par des prélats ukrainiens. Les catholiques Ukrainiens se répartissent an 569 paroisses et missions, desservies par 256 prêtres.
Le groupe ukrainien n’a pas été lent non plus à mettre sur pied un grarid nombre d’institutions ou d’associations où íl pourrait, tout en défendant ses intérêts les plus divers, maintenir et développer son identité culturellc propre. II a fondé, par exemple, des collèges, des cercles littéraires, des groupements d’étudiants, des coopératives ou sociétés commerciales, des journaux, etc. Actuellement, les très nombreux mouvements ukrainiens sont fédérés au sein d’un Organisme qui s’appelle le Comite canadien ukrainien. Ce comité a vu, par exemple, à l’occasion des audiences de la Conimission Laurendeau-Dunton, à inonder celle-ci d’une avalanche de mémoires où l’on développait invariablement le même thème, à savoir que le Canada est un pays multiculturel et non biculturel et que les Canadiens ukrainiens devraient être placés sur le même pied que les Canadiens d’origine britannique ou française.
Le sénateur Yuzyk nous fournit encore bien d’autres détails sur la vie et Ies réalisations de son groupe ethnique qu’il serait trop long d’énumérer ici. Contentons-nous de signaler l’une des conclusions qu’il tire à la fin de son livre et à laquelle d’ailleurs nous souscrivons volontiers. Le Canada, dit-il, doit reconnáitre deux langues officielles, I’anglais et le français. L’une et l’autre devraient être admises comme langue d’enseignement, au choix des parents. Mais les langues des autres groupes ethniques devraient être sujets d’enseignement partout où ces groupes sont suffisamment nombreux pour le justifier, et cela dès les prernières années du cours élémentaire.
Ce livre est une mine précieuses de renseignements. II devrait contribuer à mieux faire connaître et apprécier ce groupe ethnique que nous du Québec, avouons-le, connaissons assez mal.